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Quand septembre vint

[...]

    Le silence était devenu comme un code entre Béatrice et moi. Un regard, un geste, un soupir, tout était communication. Nous étions assis l'un près de l'autre, sur un banc de bois peint. Dans le crépuscule du soir, sa robe topaze s'allumait d'une fluorescence veloutée. La finesse de ses traits, de ses mains s'accentuait avec l'ombre. Parfois, je laissais tomber quelques mots, et elle répondait d'un signe, d'un mouvement de cils ou humectait ses lèvres de salive.

    Papa réclama des explications le lendemain. Béatrice m'avait fait comprendre que garder le silence était nécessaire. Aussi ne parlai-je point de ma soirée en sa compagnie. Il n'était pas très poli de quitter des invités peu après leur arrivée. Ce sont des choses qui ne se font pas. Même si les B. ne me plaisaient pas, mon devoir était de rester au moins un certain temps. Peu importe si j'étais fatigué. C'était la dernière fois que la remarque m'était faite.

    Je ne répliquais jamais à mon père. Il avait des principes stricts, mais était un très bon père de famille et en outre un brave homme pour qui j'avais une estime très haute. Mais sa réaction resta un mystère pour moi quand je demandai :

    —    Pourquoi Béatrice n'est-elle pas venue avec eux ?

    —    Jean-Pierre, je t'en prie, ça suffit !

    Août s'avançait, et septembre accourait à l'horizon. Chaque jour Béatrice et moi partions vers les bois pour une promenade. Nous nous allongions sur l'herbe ou sur la mousse, et plus d'une fois ma main étreignit la sienne. Un après-midi, un orage nous surprit. Le vent s'était engouffré sous la robe de jade et avait découvert la beauté et le galbe des jambes nues de ma nymphe, jusqu'à la ceinture. Puis la pluie avait inondé nos vêtements qui nous collaient à la peau. Le charme des cheveux plaqués au visage, à la nuque tendre, les formes pures dessinées par cette robe légère, devenue transparente avec l'eau m'avaient empli de tendresse. Mais bien que je ne fusse ni attardé, ni «différent des autres», aucune émotion ne me conduisit à l'indécence. Et si nos lèvres se frôlèrent, ce ne fut que par le hasard d'une chute dans laquelle je la retins...

    Septembre, tant craint, finit par ouvrir ses portes, et me rappela aux réalités scolaires. Pourtant, que m'importaient alors la chimie et la physique, les antibiotiques et l'aspirine qui devaient former un pharmacien. Et je ne savais pas même ce que Béatrice allait devenir, si Liège ou Bruxelles allait l'aspirer dans le vacarme des trams ou des métros, dans les foules grouillantes et pressées des trottoirs. Il f allait que je sache. Il le fallait.

    Je frappai ce matin-là à la porte des B. La mère, splendide dans un chemisier blanc et une jupe plissée noire, m'accueillit avec le sourire. Et le père m'offrit un apéritif. Je n'avais jamais bu d'absinthe, mais je demandai à y goûter. Je venais dire au revoir à Béatrice, puisque je partais pour la semaine, et je sentais que j'avais besoin d'un courage particulier.

    La conversation roula quelque temps sur le village, puis sur mes études. Deuxième candi. Oui, j'aimais bien, mais c'était partir loin. C'est vrai que les distances n'existent plus guère aujourd'hui, mais tout dépend des circonstances. Monsieur B. prit alors la parole

    —    Béatrice aurait aimé être médecin.

    —    Ah oui?

    —    Et je crois qu'elle aurait fait un médecin valable. Elle avait pas mal de qualités.

    Je ne comprenais pas. Une larme avait perlé au coin de l'œil du père, et Madame B. se moucha discrètement. Mes yeux se détournèrent, et une photo de Béatrice les accrocha, sur le grand buffet.

    —    Et pourquoi n'a-t-elle pas essayé ?

Ma question les surprit visiblement. Les regards effarés du père et de la mère se croisèrent douloureusement.

    —    Comment, Jean-Pierre, tu n'es pas au courant ?

    —    Mais, au courant de quoi ?

    Blème, j'avais balbutié cette question, pressentant un drame, une impossibilité, quelque chose d'inconcevable.

    —    Béatrice aurait eu vingt ans en septembre. Elle est morte en décembre dernier.

[...]



NDLA : Le texte qui suit est extrait de la toute dernière partie du recueil. Il s'agit d'une sorte de défoulement loufoque, l'extrait en étant le début, après un avertissement au lecteur ainsi libellé : «Petit théâtre débile pour inadaptés dramatiques»...

Variations pour corde à nœuds et absinthe

 
(Pièce en plusieurs scènes, dont la deuxième)

    Un café. Entrée dans le fond. Tables à gauche et au milieu. Bar zingué à droite. Derrière la porte d'entrée, à l'intérieur du café, un pendu en pantalon, chemise et évidemment, cravate, Derrière le bar, un garçon rigide avec un œil de verre et une dent en or.

SCÈNE A

(Entre un client, le premier, donc le Client 1)

Client 1    Tiens, un pendu. (Il le salue d'un moulinet de casquette, puis, au garçon) Vous ne devriez tout de même pas laisser traîner des pendus comme cela dans votre établissement. Ça fait désordre. Vous avez vu ses lacets ?

Garçon    Que voulez-vous, mon bon monsieur, le personnel de nettoyage n'arrive que le soir. Il faudra attendre six heures trente pour qu'on l'enlève.

Client 1    Vous ne pouvez donc pas l'enlever vous-même ?

Garçon    Ah non, monsieur ! On ne tripote pas de macchabées quand on sert à table. Que diraient les clients ?

Client 1    Ça, c'est bien vrai. Ils auraient trop de chance. Servez-moi ma liqueur au papyrus, monsieur le garçon.

Garçon    Pas d'insulte, s'il vous plaît, appelez-moi garçon, comme ma mère. Voilà votre liqueur à l'eucalyptus, monsieur le monsieur

Client 1    Et toc, hein? Enfin, pardonnons-nous nos offenses comme se les pardonnent aussi ceux qui nous ont offensés. Je vous dois ?
    (En posant sa question, le client 1 a jeté un regard dégoûté au pendu. Pendant toute l'évolution des scènes, son regard deviendra de moins en moins dégoûté, et de plus en plus ravi)

Garçon    Quinze francs, monsieur, à cause du pendu.

Client 1    En voilà treize, avec le service.

Garçon    Merci beaucoup, monsieur, merci mille fois (il jette un franc dans la poche du pendu).

    (Le client 1 déguste chaque gorgée de sa liqueur à l'eucalyptus. Un silence se fait pendant lequel il jette des œillades au macchabée).

Client 1    Dites-moi, garçon, qui est-ce ?

Garçon    Qui ça ? Je ne vois personne, monsieur.

Client 1    Là, le pendu. Qui est-ce ?

Garçon    Ah ! Oh, comme d'habitude, un client enfermé hier soir par un hasard inadvertant.

Client 1    Beau pléonasme.

Garçon    Je n'y avais pas fait attention. Ses chaussettes ne sont pas mal non plus.

Client 1    Si je compte bien, c'est le troisième ce mois-ci. Et nous ne sommes que le douze, belle moyenne!

Garçon    Que voulez-vous, monsieur ! Je n'y suis, hélas, pour rien. Notez que chez les Ratzibomineux, en face, ils en sont à leur septième. Et nous aurons du mal à combler le retard.

Client 1    Oho ! Et chez eux aussi ce sont des clients enfermés «par un hasard inadvertant» ?

Garçon    C'est ce qu'ils prétendent. Mais moi, je crois plutôt que c'est parmi le personnel de nettoyage que les gens se pendent. Un clan quoi. Ou une secte. Ils en sont à leur septième annonce dans les quotidiens locaux. A chaque fois, ils demandent «personne sérieuse pour nettoyage salle après 18 H, caractère fort de préférence. Bonne santé s'abstenir.»

Client 1    Mais si les gens qu'ils engagent étaient sérieux, ils ne se pendraient pas. Ne croyez-vous pas ?

Garçon    Je partage tout à fait votre avis, monsieur. De plus, si le personnel ne laisse aucune chance aux clients, j'estime que ce n'est pas très aimable. Dois-je vous resservir quelque chose, monsieur ?.

Client 1    Oui, une liqueur à l'eucharistie.

Garçon    Sapristi!

Client 1    Pardon?

Garçon    Pardi, je dis sapristi. Voici votre liqueur à l'eucalypti... pardon, à l'eucalyptus, monsieur.

Client 1    Merci, garçon. Je vous dois ?

Garçon    Dix-sept francs, monsieur, s'il vous plaît. A cause du pendu.

Client 1    En voilà quinze, avec le service.

Garçon    Monsieur est infiniment bon. Merci beaucoup, monsieur (il glisse une pièce dans la poche du pendu).

Client 1    La police n'est pas encore venue ?

Garçon    Si, monsieur, bien sûr, comme d'habitude. Et comme pour chaque cas – qu'elle juge différent –, elle a conclu à la mort par accident naturel.

Client 1    Naturellement. Mais dites-moi, la corde, qu'en faites-vous après ?

Garçon    Après quoi, monsieur ?

Client 1    Quand on a enlevé le pendu, que fait-on de la corde ?

Garçon    On la laisse en place, monsieur.

Client 1    Sans défaire le nœud ?

Garçon    Sans défaire le nœud, monsieur. C'est plus facile pour le suivant.

Client 1    Et on ne vous accuse pas de provocation ?

 [...]