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Colombe noire

    Mon cheval s'est couché et souffle tranquillement, après une très longue randonnée à travers des terres poussiéreuses à outrance. Par principe, j'ai attaché la bride à une souche, mais je sais que mon Élégant (un nom bien porté), même laissé libre, ne bougera pas d'un sabot.

    Assis entre deux pierres de bonne taille, je regarde, loin en contrebas, une gamine qui s'amuse avec une petite baguette à empêcher une souris de rentrer dans son trou. Les gestes précis, très vifs, de l'enfant me fascinent. La souris tourne sans cesse, dans un espace de trente centimètres de côté, comme si elle prévoyait le barrage mobile de l'enfant, comme si l'enfant prévoyait les mouvements de l'animal.

    Le petit jeu dure dix minutes au moins, puis, d'un geste brusque et inattendu, de la main gauche, la fillette attrape la souris. Habile, la petite. D'où je suis posté, je ne puis entendre les couinements, mais les jumelles montrent à souhait la gueule hurlante du petit animal.

    Le jeu est fini. Du moins celui que j'avais observé. C'est une sorte de cérémonie qui commence maintenant. Les petits doigts, progressivement, desserrent leur étreinte. Aux premiers espoirs, la souris bat des pattes, pour s'extraire de la main. La pince se resserre. Les mouvements se calment. Les yeux brillent, la tête pivote dans tous les sens. Repos. Les deux yeux ronds doivent croiser le regard de l'enfant. Les doigts s'ouvrent imperceptiblement. Avec la tête, les deux pattes avant reparaissent dans le trou laissé entre le pouce et l'index replié. Mouvements pour s'extirper. Sans cris. Les doigts ne bougent pas. Du moins ceux de la gauche, qui ont saisi l'animal. L'index droit caresse doucement la petite tête. Les mouvements de pattes s'arrêtent. Les yeux roulent au rythme des caresses. La main gauche s'ouvre entièrement.

    Les cheveux bruns de la petite fille flottent doucement à la brise de mai. Sa robe, longue et sale, est faite d'un patchwork de tissus disparates, tous à dominante brunâtre. Sous des sourcils fins et presque élégants, deux yeux d'un brun très clair suivent chaque mouvement de la souris. Les lèvres fines dessinent un sourire malicieux, tandis que les ailes du nez frétillent. La souris se laisse déposer d'une main dans l'autre, jusqu'au moment où l'enfant la retientS quasi sans contrainte d'ailleurs dans la gauche, pendant que la droite dessine un carré d'environ soixante centimètres de côté sur la surface durcie d'une terre avare de pousses.

    La gamine s'assied en tailleur devant le carré, et y dépose la souris. Dans un premier temps (les boxeurs diraient qu'il s'agit du round d'observation), l'animal ne bouge guère : deux tours sur elle-même, puis le museau tourné vers l'enfant, elle semble attendre des instructions. La baguette pointe un caillou en dehors du carré. La souris fait quelques pas vers le bout de la baguette, puis reste plantée sur la ligne, tournée vers le caillou. Ce petit jeu se répète dix fois, à dix endroits différents, autour des lignes tracées sur le sol, de plus en plus loin. À chaque fois, le museau se pose sur le mince sillon, mais sans le dépasser...

    L'enfant a effacé les traits qu'elle avait dessinés sur la terre sèche. Elle s'est levée, doucement, et ses pieds nus se sont mis à marcher en évitant les petites pierres pointues. La souris, un moment immobile, se met en route au premier regard en arrière de la fillette. Elle semble la suivre docilement, et les gestes de la gamine deviennent directives précises.

* * *

    Élégant souffle. Son sabot frappe le sol avec une certaine impatience. Je lui caresse le museau, lui parle avec douceur. Il doit avoir soif, tout comme moi. J'ai repéré le chemin qui mène à la plaine où j'ai regardé le petit jeu. Je n'ai d'ailleurs pas beaucoup d'instructions à donner à Élégant, bête superbement intelligente qui comprend, avant que je ne les exprime, mes moindres désirs.

    Le village est taillé dans la roche. Ci et là, une sorte de vraie maison semble avoir poussé par erreur sur le sol. Plus haut, à flanc de falaise, des excroissances ont sans doute été façonnées par des mains d'hommes contre le gré de la pierre. Personne. De loin en loin en fait, d'ouverture-fenêtre en ouverture-fenêtre dans la rocaill S monte une mélopée ponctuée d'accords de guitares, ou d'instruments du même type. Au bout de ce qu'il convient peut-être d'appeler une rue, une vieille femme se traîne, pieds nus, avec un seau démesurément grand et lourd pour elle.

    La vieille me regarde, pose son seau. Ses yeux me scrutent d'abord de haut en bas, puis détaillent mon cheval. Dès que je suis à portée de pupille, elle vrille son regard dans le mien. Son expression, dure tout d'abord, s'adoucit un peu. Elle paraît rassurée, empoigne son seau, et reprend sa marche lente sans plus faire attention à moi. Elle n'a lu aucune peur, aucune crainte en moi. J'espère qu'elle n'a pas perçu ce sentiment de pitié que j'essayais de réprimer. Au bout du village, un homme n'a rien perdu de la scène. D'abord les mains aux hanches, la tête très haute, il a semblé menaçant. Dès que la vieille a ramassé son seau, il laisse légèrement redescendre le front, le bord de son chapeau lui abritant alors les yeux du soleil haut perché. Je me mets à transpirer, perplexe.

    La femme a fait une vingtaine de pas lorsque je me remets en mouvement. Elle balance légèrement le seau dont l'anse grince au rythme de sa marche. Je la suis. Son pas ne ralentit ni n'accélère. Pourtant, ses épaules ont eu un petit mouvement, peut-être de crainte. Le grincement se fait moins long à chaque pas, mais garde le rythme.

    ¡Hé, señora!

    La femme s'arrête, sans se retourner.

    ¡Señora!

    Un coup de feu claque, et une balle siffle à quelques doigts au-dessus de ma tête. La femme reprend sa marche, toujours sans se retourner. Derrière moi, l'homme qui tout à l'heure m'observait s'est mis en route, carabine en main, et s'en vient à ma rencontre. Doucement, sans brusquerie aucune, je déboucle mon ceinturon et pose par terre mon revolver. Mon fusil, lui, est resté dans son étui, à la selle de mon cheval. L'homme s'approche jusqu'à une dizaine de pas. Le canon de sa carabine s'est baissé à mesure qu'il marchait. Son regard n'est ni inquiet, ni haineux. Il me fait signe de ramasser mon ceinturon.

* * *

* *

*

Fait divers

    J'ai pris le temps de remplir une valise, d'y entasser le minimum de vêtements nécessaires et quelques valeurs. J'ai veillé à compléter le plein du réservoir de la Golf du blanc, d'une citerne spéciale, pas du rouge! et je quitte la maison. Je compte passer la frontière le plus vite possible. Il est dix-huit heures trente, et, en roulant bien, je serai en France dans trente-cinq minutes. J'avais envisagé les Pays-Bas, mais la distance est pluslongue et, par surcroît, je ne connais pas un mot de néerlandais.

    Tout en roulant, un rien hébété, mais assez lucide pour réagir en conducteur convenable, je passe en revue les événements des dernières années, reconstruisant une tranche de vie chahutée, aux douleurs multiples, émaillée des pires horreurs. De celles qui vous cassent l'homme le plus solide.

* * *

    Comme chaque jour, je rentre à la maison, vers 17 heures vingt. Je rentre la Polo de Myriam en marche arrière au fond du garage, puis je rentre la Golf. Je monte l'escalier en sifflotant. La radio, d'habitude un rien bruyante, se tait, ce soir. Mais, à l'étage, j'entends la mini-chaîne stéréo de Cécile, qui ne rechigne pas devant les décibels. Elle finira par se péter les tympans.

    J'ouvre la porte de la cuisine. Je ne parviens pas à réprimer un hurlement d'horreur. Ma femme gît dans une large mare de son sang. Chaise renversée, table déplacée. Je me cramponne à la tablette du buffet, haletant. Je ne parviens pas à détacher mes yeux du corps. La gorge est tranchée des deux côtés, et les carotides n'en demandaient pas tant pour laisser filer leur liqueur rouge. Myriam a dû lutter, et voir venir sa mort. La main droite est mutilée, et la lame a lacéré le visage, crevant l'œil droit. Les bras eux aussi sont profondément entaillés.

    Sur l'évier, le couteau de boucher est propre, bien nettoyé. Il reste une vague trace rouge sur le bord de l'inox. La tête me tourne. J'ai la nausée. Ma respiration, haletante, est ponctuée d'un ahanement bruyant, et d'un claquement de dents irrépressible.

* * *

    Je passe la frontière comme prévu, sans encombre. Pas de contrôle. L'Europe semble donc bien un fait acquis. Avec ses avantages, mais j'imagine aussi déjà ses inconvénients, les accords entre les polices, les brigades de recherches, les machines judiciaires complètes.

    Voilà deux heures que je roule. Je n'ai pas encore osé allumer la radio. Trop peur d'y entendre un avis de recherche. Et puis, je ne sais si je capterai encore ici une station belge. Je tente de me libérer de la torpeur qui m'enveloppe depuis mon départ. J'arrête la voiture à l'entrée d'un chemin forestier, et je fais quelques pas sur les feuilles mortes. Mortes...

    Je parviens enfin à me secouer suffisamment pour reprendre un raisonnement sain, quasi serein. Il va me falloir continuer encore quelques kilomètres, reprendre l'autoroute (j'ai heureusement toujours une carte détaillée de la France dans le vide-poches) pour trouver enfin un hôtel. Il sera sans doute au moins vingt et une heures trente quand je pourrai enfin me reposer. La nausée me reprend, fugace. Je redémarre, quelque peu ragaillardi. Mais les tempes me battent sourdement.

* * *

    J'appelle : «Cécile! Cécile!»

    — Les décibels se calment à l'étage.

    — Tu as appelé, papa?

    — Cécile, tu n'as rien entendu? Il est arrivé un malheur!

    — Un malheur? J'arrive.

    — Non, ne viens pas tout de suite. C'est maman. On l'a attaquée.

    — Quoi? Comment? Je n'ai rien entendu! Elle est blessée?

    — C'est pire que cela, ma petite, elle ne souffrira jamais plus.

    Cécile, une expression d'incrédulité dans le regard, descend lentement les deux volées d'escaliers. Il y a dans sa démarche quelque chose de théâtral, comme si elle voulait donner le change, peut-être me distraire un instant du drame. Les enfants de treize ans sont champions à ce petit jeu.

    — C'est pas vrai, hein? Elle est venue me chercher à l'arrêt du bus, puis nous sommes rentrées et je suis montée dans ma chambre pour écouter des compacts. Comment se fait-il que je n'aie rien entendu?

    — Ne viens pas voir, surtout. C'est monstrueux. Je ne veux pas que tu sois traumatisée par une telle vision d'horreur.

    — C'est ma mère, j'ai le droit de la voir...

    — Par pitié, Cécile, ne viens pas. Remonte dans ta chambre.

    Je pense que la pauvre gosse ne supporterait pas le spectacle, elle si sensible. Elle remonte dans sa chambre, où je vais l'oublier jusqu'à l'arrivée des services de la gendarmerie.

* * *

    Il est presque vingt et une heures quinze quand je me gare devant l'hôtel. J'ai de la chance : il reste deux chambres single, dont une avec bain. Ma valise sortie du coffre, je vais ranger la Golf au parking qui jouxte le bâtiment, puis je rejoins rapidement ma chambre. Je n'ose toujours pas allumer la radio.

    Le bain me détend, me relaxe. Il y a des années que je n'ai plus allumé la moindre cigarette, mais il me semble que si j'en avais une, je la grillerais volontiers. L'envie va passer. J'ouvre le mini-bar, et me verse un whisky sec. Calme. Je pense même que je vais être capable de manger un morceau.

    Je dois insister un peu à la réception, car le restaurant de l'hôtel ferme à vingt-deux heures, et qu'il est déjà un tout petit peu plus. Le repas est cependant très convenable. Je laisse un bon pourboire au garçon, remercie chaleureusement le cuistot venu prendre le dernier verre dans la salle de restaurant avant de quitter son travail. Je crois que mon allure paisible et neutre n'a pas attiré l'attention.

    La nuit va sans doute porter conseil.

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La promesse

    Depuis qu'il était tout gosse, Patrice était un adepte des colonies de vacances. La vie de groupe, les ateliers, les paysages renouvelés d'année en année. De plus, la chaîne française d'usines qui organisait les vacances pour les enfants du personnel possédait une belle gamme d'infrastructures, le long des mers ou en montagne.

    Lorsque Patrice avait pris le car pour Font d'Urle, à un jet de pierre du Vercors, il regrettait encore de n'avoir pas pu partir en juillet. Malgré son insistance à la Direction Générale, on lui avait fait savoir, puis confirmé, et reconfirmé encore que juillet était complet, et que la seule place de moniteur de colonies de vacances disponible pour le Sud était ce trou (façon de parler, puisque c'est quasi d'un pic qu'il s'agit) de Font d'Urle. Et ils appelaient ça le Sud!

    Pourtant, la Drôme lui rappelait d'agréables souvenirs. Avant de sauter la barrière, il avait passé 8 années durant ses vacances en colonies, notamment à la Bégude de Mazenc, au château Loubet. Fort belle région à vrai dire. Tout près de Montélimart.

    Cette fois, c'était plutôt Valence, Saint-Jean en Royans, Romans, la Chapelle en Vercors qui servaient de références.  Mais Patrice partait avec des tonnes de préjugés, parce qu'il n'avait pu obtenir ce qu'il voulait, et en juillet surtout... Il le regrettait d'autant plus que, finalement, le travail de moniteur de colonies de vacances était à la limite du bénévolat, et représentait un investissement personnel important.

    Pour comble, les cars bourrés de gosses arrivèrent à destination dans un brouillard glacial. Il pestait intérieurement, et rêvait à ce qu'il avait raté... Et un «collègue» lui demanda, dans un humour que Patrice trouva déplacé : «Et alors, le Belge, on est dans les nuages?» Après une nuit presque blanche, c'était le bouquet.

    Pourtant il fallut peu de temps à Patrice pour se faire à sa colo. Le soleil vint vite caresser le sommet herbeux des Préalpes, détaillant dans sa ronde, un peu comme un guide, les merveilles des alentours. Le dôme de Font d'Urle ne comptait qu'un hôtel, une espèce de gros chalet suisse. En face de la colo, un rien sur la gauche, une maisonnette de torchis et de bois abritait une bergère. Sa chèvre, dans une petite écurie attenante, rêvait à un bouc hypothétique. Les deux chiens, Black et Maya, s'occupaient presque seuls du troupeau de quatre-vingt-dix-neuf chevaux. Presque, car lorsque Louisette enfourchait son étalon, il leur fallait moins d'une heure pour ramener à l'enclos tout le troupeau.

    Le deuxième jour, Patrice fut frappé par l'absence de tout magasin dans le «village». L'hôtel-café-restaurant vendait bien un peu de tabac et proposait quelques journaux, mais rien de plus. Cochonnerie de désert! Bravo! L'économe devait donc plonger tous les jours vers La Chapelle en Vercors, charmante petite ville un peu trop touristique à son goût S où l'on trouvait tout le nécessaire, et le reste en plus...

* * *

    Geneviève était peut-être la seule à avoir remarqué le «désastre» dans l'esprit de Patrice. En bonne Lorraine, elle s'en amusa un rien, puis se dit qu'il fallait «arranger cela». Elle ouvrit les yeux de son collègue sur la vie merveilleuse du plein air, de l'altitude, les paysages extraordinaires, l'amitié de dizaines d'enfants, de quelques compagnons de vacances...

    Peu à peu s'était développé entre Geneviève et Patrice un tissu d'amitié. Peut-être plus que d'amitié, d'ailleurs. Le directeur, Charles, l'avait remarqué, mais n'en disait mot. Tant que l'attitude des jeunes gens ne laissait rien planer d'équivoque ou ne nuisait au bon déroulement de la colo, peu lui importait le niveau des relations de ses moniteurs.

    L'accroc survint un soir sans lune. Une équipe avait préparé un jeu de piste dont l'objectif restait, bien entendu, inconnu des autres. Fléchage de pierre, messages codés cachés au creux d'un arbre, fausses pistes etc... L'équipe victorieuse serait celle qui la première découvrirait la clairière ou le fourré où se serait caché le groupe parti dès la fin du dîner.

    Le jeu de nuit se terminait vers 23 heures, et chacun des moniteurs recomptait ses ouailles avant de regagner le grand chalet. Frank manquait à l'appel. Un gamin de huit ans, doux et calme, parfois un peu timoré. Les mèches blondes toujours en bataille, Frank était le petit rêveur du groupe. Les autres le croyaient un peu attardé, et il était arrivé qu'ils se moquent de lui, mais le blondinet n'était pas de ceux qui se laissent démonter. Il semblait doué d'une intelligence différente, sans doute supérieure à celle de tous les autres.

    Frank était l'un des trente gosses emmenés ce soir-là sous la responsabilité de Patrice, de Geneviève et du moniteur tournant (celui qui remplace les autres lors de leur jour de congé). Paul s'était blessé à la jambe, et il était à l'infirmerie lors du comptage. Patrice et Gene allaient devoir chercher Frank seuls. L'inquiétude les tiraillait. Ils l'aimaient bien, leur petite tête...

    Après une brève collation, armés de lampes lourdes et puissantes, Gene et Patrice reprirent le chemin de la forêt, pendant que Charles avertissait les autorités. Leur respiration bruyante rythmait leur marche forcée.

    Patrice...

    Oui, Gene.

    Si on le retrouve vivant, je jure que je fais l'amour avec toi pendant une heure au moins.

    Voilà qui va me donner des ailes, Gene, dit son compagnon avec un certain sourire, vite effacé devant les traits graves de sa compagne.

(...)